On a coutume d’ériger les Lumières en triomphe de la raison comme si la pensée s’était affranchie des ténèbres pour donner naissance à l’humanité moderne. On a célébré l’esprit critique, la liberté de conscience, la fin de la superstition. Mais le résultat réel, deux siècles plus tard, est d’une ironie amère : un pays désenchanté, fracturé, ingouvernable, sceptique jusqu’à la paralysie, libertaire sans liberté véritable.
Sous prétexte d’émanciper l’homme, les Lumières ont détruit les fondations sur lesquelles il se tenait debout. La foi en quelque chose, le devoir, le respect, la hiérarchie, la continuité historique — tout fut livré au bûcher de la raison pure. Et de ce feu sacré ne resta qu’un champ de ruines morales.
Car à force de tout questionner, on ne croit plus en rien. À force d’idolâtrer la liberté individuelle, on a pulvérisé le lien collectif. À force de vouloir éclairer le monde, on a aveuglé le peuple.
La Révolution n’a pas libéré l’homme, elle l’a désorienté. On a remplacé un roi par cent mille bureaucrates, un dieu par une idéologie, une foi vivante par un bavardage philosophique. L’intellectuel — qu’il s’appelle Voltaire, Hugo ou Sartre — s’est pris pour un prophète. Il a confondu le génie littéraire avec la vertu morale. Il a cru que manier les mots revenait à gouverner les âmes. Mais la francophonie, en se livrant à ces influenceurs de papier, a troqué la sagesse du temps contre la vanité des théories.
Victor Hugo, apôtre de l’humanité universelle, n’a fait qu’inventer un pathos commode pour masquer l’hypocrisie d’une bourgeoisie triomphante. Voltaire, champion de la tolérance, n’a cessé de mépriser le peuple et de se vautrer dans le confort des puissants. Rousseau, qui chantait la vertu naturelle, abandonna ses propres enfants. Tous, sous couvert d’humanisme, ont laissé derrière eux un héritage d’instabilité, de rhétorique et de désordre.
Et que dire du résultat concret ?
« L’Influenceuse » s’est faite républicaine mais sans république intérieure. Elle a troqué le sacré pour la paperasse, la grandeur pour la contestation permanente. C’est aujourd’hui une contrée saturée de droits et vide de devoirs, pleine de slogans et vide de sens. Chacun se veut roi, chaque opinion se croit loi, chaque colère devient programme politique. Et pendant ce temps, des nations restées prudentes ont évolué calmement, en silence, sans couper la tête de personne, sans ériger la haine en vertu civique.
La vraie civilisation ne s’impose pas par décret philosophique : elle mûrit, patiemment, dans la transmission, dans le respect du passé, dans la lente adaptation des institutions à la réalité. Les peuples qui n’ont pas succombé aux illusions des Lumières ont gardé la cohérence que l’Influenceuse a perdue. Là où son esprit a vu dans le doute un absolu, d’autres ont vu dans la stabilité une sagesse.
Les Lumières ? Une ombre portée.
Elles ont remplacé la clarté du sens par le vacarme des idées.
Elles ont libéré la parole, mais enchaîné la pensée.
Elles ont fait une nation de critiques incapables d’admirer, de moralistes sans morale, de révolutionnaires sans but.
Il ne reste qu’un peuple brillant et malheureux, bavard et las, entouré d’idées mortes et d’idéaux impossibles.
Pierre Bertherin
